Voltaire, Candide, chapitre XXX : commentaire de texte
Sommaire
Écrivain des Lumières, Voltaire est connu non seulement pour ses Lettres philosophiques, mais aussi pour ses contes. Le philosophe met l’apologue au service d’une analyse des mœurs de son temps et d’une critique de la société. C’est le cas dans Candide, son conte philosophique le plus connu. Voltaire y raconte les aventures d’un jeune homme naïf, confronté aux injustices de son temps. Après de nombreux périples, Candide trouve la paix dans une petite métairie autosuffisante, au sein de laquelle il rassemble ses principales relations, dont Cunégonde, qu’il épouse, et Pangloss, son mentor.
En quoi la conclusion de Candide illustre-t-elle l’enseignement de Voltaire ? C’est ce que nous allons voir en montrant tout d’abord comment l’écrivain fait le point sur les différents personnages du conte. Nous analyserons ensuite la dimension utopique de la métairie avant d’en déduire le message de Voltaire.
I - La conclusion de Candide fait le point sur les principaux personnages
Candide nous est présenté au début du conte comme un personnage naïf, qui a tout à apprendre de la vie. Voltaire l’emmène à la découverte du monde. Au fil de son périple, il rencontre, puis perd de vue différents personnages. La conclusion du récit est l’occasion de faire le point sur ces personnages et sur leur évolution.
Les personnages
La métairie où Candide se retire à l’issue de ses voyages rassemble différents personnages qui l’ont marqué et qui ont eu de l’importance pour son apprentissage de la vie. Ces personnages constituent ce que Voltaire appelle « la petite société ».
Certains, comme Pangloss et Cunégonde, interviennent dès le début du conte. Ainsi, Pangloss est un philosophe au service du baron et de la baronne, au chapitre premier. Il apparaît comme le maître à penser de Candide, qui boit religieusement toutes ses paroles. Cunégonde est la fille du baron et l’amante de Candide. C’est pour avoir été surpris en train de lui faire la cour que le jeune homme est chassé.
D’autres personnages apparaissent plus tard dans l’histoire, en tant que compagnons d’infortune de Candide. Il s’agit de Martin l’anabaptiste, incarnation du pessimisme, de la vieille, figure antithétique de Cunégonde, de Paquette et de frère Giroflée. La conclusion du conte se présente donc tout d’abord comme un catalogue de personnages qui rappelle les aventures du protagoniste.
Une présentation dynamique
La mention des personnages est à la fois plaisante et dynamique. Bien qu’il s’agisse d’une liste, comme le montre l’énumération ponctuée par des points virgules, Voltaire distille des informations qui permettent au lecteur d’évaluer l’évolution des personnages, ou au contraire, leur stagnation.
C’est Candide qui évolue le plus. Ainsi, nous le voyons, à la fin du conte, répondre à Pangloss au lieu d’adhérer sans contestation et sans réflexion aux théories du philosophe : « Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin ». Le jeune homme interrompt la péroraison de Pangloss. De plus, c’est lui qui est chargé de formuler la morale du conte. Ses expériences l’ont fait mûrir et il est désormais digne d’être le porte-parole de l’auteur.
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Alors que la transformation de Candide est intérieure, celle de Cunégonde porte sur le physique. Après de nombreuses aventures, elle a perdu sa beauté, qui la rendait désirable au début du livre : « Cunégonde était, à la vérité, bien laide ». Voltaire se place résolument en porte à faux par rapport aux contes de fée, dans lesquels tout finit bien. Les tribulations ont laissé des traces.
Les autres personnages restent dans l’ensemble fidèles à eux-mêmes. Martin propose une première conclusion, fondamentalement pessimiste, à laquelle Voltaire n’adhère qu’en partie : « Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. » Paquette et la vieille font preuve de talents concrets, tandis que frère Giroflée troque l’habit religieux contre l’établi du menuisier, en se découvrant une nouvelle vocation. Pangloss se lance à son accoutumée dans deux discours philosophiques peu pertinents.
La petite société
Pourquoi rassembler dans la métairie les principaux personnages du conte ? Le catalogue des noms et des missions nous permet de comprendre l’intention de l’écrivain. Il s’agit de recréer une société en miniature, comme le suggère d’ailleurs l’expression « la petite société ». Le groupe est hétéroclite, mais chacun semble pouvoir apporter son talent au projet commun. Pangloss incarne la culture et le discours réflexif. Mais Voltaire suggère qu’il s’agit là de talents de peu d’importance, au regard des talents concrets qui permettent à Giroflée, Paquette ou à la vieille de contribuer au fonctionnement de la société. Candide ne rejette pas le discours de Pangloss, mais par deux fois, il l’interromp ou le corrige.
Voltaire oppose le flot de paroles, caractérisé par les énumérations et les noms propres, aux actions mises en œuvre par les autres personnages. Dans ses discours fleuves, Pangloss brasse surtout du vide. A l’inverse, les autres membres de la société adhèrent au « louable dessein » de Candide, c’est-à-dire au projet commun, et ont à coeur, comme frère Giroflée, de se « rendre utiles ». Voltaire se sert néanmoins du dernier discours de Pangloss pour résumer son histoire et la rappeler au lecteur : Candide a été « chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, » il a « été mis à l’Inquisition », a « couru l’Amérique à pied », a « donné un bon coup d’épée au baron », a « perdu tous ses moutons du bon pays d’Eldorado ».
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La métairie de Candide se présente comme un refuge où le protagoniste reconstruit une société en miniature. Le conte développe plusieurs épisodes utopiques, dont celui que nous analysons. Ces utopies permettent à Voltaire de proposer plusieurs modèles sociaux et de les confronter.
II - La métairie, l’ultime utopie du conte
Candide s’ouvre sur une utopie : c’est le château du baron. Néanmoins, il s’agit d’un faux paradis et le jeune homme, qui croit Pangloss lorsqu’il affirme que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, ne tarde pas à se rendre compte que ce lieu est loin d’être parfait. La seconde utopie du livre est l’Eldorado. Voltaire la présente comme un lieu imaginaire. Vient enfin l’utopie de la métairie.
En quoi la métairie est-elle une utopie ?
Le terme d’utopie a été inventé par le philosophe Thomas More au XVIe siècle. Il désigne un lieu imaginaire et idéal. Cet endroit est généralement isolé du monde, ce qui est le cas de la métairie de Candide. Au début du chapitre XXX, Voltaire évoque encore des interactions avec le monde extérieur. Candide et Pangloss rencontrent par exemple un derviche et un vieux Turc. Ces deux personnages contribuent une dernière fois à faire évoluer la réflexion du protagoniste.
À l’inverse, la conclusion est centrée exclusivement sur les personnages présents dans la métairie et faisant partie en quelque sorte de la famille élargie, ou famille de cœur, de Candide. On retrouve ici une autre caractéristique des utopies, qui sont souvent réservées à une élite, comme on peut le voir par exemple dans l’utopie de l’abbaye de Thélème de Rabelais. Candide a soigneusement sélectionné les personnes avec lesquelles il veut vivre, en ne retenant que ceux qui ont partagé ses épreuves.
Enfin, la métairie est, comme les utopies, un lieu clos. C’est à ce prix que les personnages peuvent enfin connaître l’apaisement et le bonheur, parce qu’ils sont à l’écart des vissicitudes du monde. Le caractère utopique est confirmé par Pangloss, qui évoque l’utopie biblique du jardin d’Eden.
La métairie comme synthèse des utopies
Comme nous l’avons vu, Voltaire structure son conte philosophique autour de trois lieux utopiques : le château, l’Eldorado et la métairie. Ces lieux signalent les étapes de son raisonnement. Candide est en effet un apologue, c’est-à-dire que l’argumentation passe par le détour du récit.
Le château est une fausse utopie, voire une dystopie sociale. Il s’agit du modèle en vigueur dans l’Europe du XVIIIe siècle : un monde encore largement marqué par les inégalités et les privilèges nobiliaires. Candide, le fils illégitime, en est rapidement expulsé, par la justice arbitraire du baron. L’Eldorado est une véritable utopie. Voltaire la situe au milieu du conte, à un moment charnière du récit. L’Eldorado s’oppose en tous points au château, mais se révèle une illusion. Candide est obligé de quitter ce lieu paradisiaque aux valeurs inversées. Il retrouve alors la dureté du monde, les injustices et la violence.
Les utopies du château et de l’Eldorado structurent une démonstration de type thèse / antithèse. Le château est présenté comme un paradis par Pangloss et les membres de la noblesse, mais le véritable paradis se trouve en Eldorado. Il reste à proposer un modèle intermédiaire, réaliste, en prise avec le concret : c’est la métairie.
L’utopie sociale de la métairie
Le projet de Candide se présente comme une utopie réaliste et réalisable. Le champ lexical mélioratif illustre cependant la dimension utopique. On retiendra « louable », mais aussi « talents, excellente, très bon » ou « honnête ». La phrase « la petite terre rapporta beaucoup » évoque les mythes de l’abondance et l’utopie de l’Age d’or. Nous ne sommes pas dans le « meilleur des mondes » illusoire de Pangloss, le faux paradis qui n’est qu’un enfer social, mais dans une solution concrète qui permet d’atteindre une forme de bonheur simple.
Différents éléments sont empruntés aux précédentes utopies du livre. Mais Voltaire a pris soin de les modifier. Ainsi, Candide rappelle par bien des aspects le bon roi sage de l’Eldorado. Il organise sa société, mais sans rien imposer et à aucun moment, il n’est fait mention de sanctions ou de contrainte. Les apparences extérieures, essentielles pour le monde du XVIIIe siècle, sont de peu d’importances dans la métairie : les talents de Cunégonde prévalent sur sa laideur. Les personnages interagissent sur un pied d’égalité et se partagent les tâches de manière équitable, en fonction de leurs capacités. Cette organisation est bénéfique sur le plan moral, puisque frère Giroflée devient « honnête ».
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Le seul électron libre est Pangloss. Il semble peu intégré à cette société, à laquelle il ne contribue pas. On pourrait même le voir comme une sorte de parasite qui profite du travail des autres. Mais la bienveillance de Candide contribue à équilibrer la situation, puisqu’il arbitre les discours de Pangloss et l’empêche d’imposer des vues venues de l’ancien monde.
III - L’enseignement de Voltaire en bref
Candide se distingue à bien des égards par la concision du style. C’est ce qui fait pour une large part le charme de l'œuvre. La conclusion ne fait pas exception à la règle. Elle est rapide, mais complète, puisqu’elle répond à toutes les questions et présente, de manière ramassée, l’enseignement qu’il convient, selon Voltaire, de tirer de ce récit.
Un autre monde est possible
Philosophe des Lumières, Voltaire critique le monde du XVIIIe siècle, marqué par l’injustice sociale et les inégalités. Dans Candide, il suggère qu’un autre monde est possible et le démontre à l’aide des trois utopies qui structurent le récit. L’idéal est évoqué dans les chapitres consacrés à l’Eldorado, mais le philosophe semble soucieux de proposer un modèle plus concret et plus immédiatement accessible, en prise avec le réel.
La métairie répond à cet objectif. Elle contribue au bien-être matériel et à la prospérité, puisque « la petite terre rapporte beaucoup ». Le moteur de cette réussite est l’efficacité d’un travail communautaire et des efforts partagés. Le plaisir n’est pas en reste, il est en quelque sorte symbolisé par la douceur des « cédrats confits et des pistaches ».
Le mode de vie est simple et s’appuie sur une communauté de petite taille. Voltaire avait lui-même mis en pratique ces principes dans sa gestion des terres de son château de Ferney. On peut donc dire que le modèle proposé par Candide est aussi celui auquel adhère l’écrivain.
Moins moralisateur que ne peut l’être La Fontaine, Voltaire suggère néanmoins que le bonheur relève de la vertu. On sent la sagesse de Candide dans cette conclusion, son respect des autres personnages et le doigté avec lequel il maîtrise les tendances doctorales de Pangloss. La vertu est contagieuse, puisque frère Giroflée devient un honnête homme.
Une apologie du travail ?
La thématique du travail est omniprésente dans le passage. Elle intervient tout d’abord dans les deux répliques de Candide : « Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin » et « cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin ». La première interprétation du mot « cultiver » renvoie au travail de la terre, qui est le mode de subsistance dans la métairie.
Mais on voit que le travail a des vertus autres que financières. Il permet ainsi, selon Martin le pessimiste, de « rendre la vie supportable », en d’autres termes d’éviter de penser à la laideur du monde illustrée par le conte. Il aide aussi à lutter contre l’ennui. Chacun des personnages est occupé à des tâches dans lesquelles il excelle.
Pangloss affirme : « quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât : ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos ». Ces propos sont d’ailleurs erronés, puisque la Bible affirme le contraire. Ce n’est que lorsque l’Homme est chassé du paradis qu’il doit gagner sa vie à la sueur de son front. Voltaire décrédibilise une fois de plus le discours pseudo savant de Pangloss.
La morale de l’apologue
La morale de l’apologue est prononcée par Candide : « il faut cultiver notre jardin. » Mais que faut-il exactement entendre par là ? Nous avons vu que le travail est indispensable et qu’il est indissociable de la nature de l’homme, qui ne devrait pas rester inactif. Si le jardin est assimilable au monde, la morale signifie qu’il faut travailler à l’amélioration de ce monde et de la société. C’est ce à quoi s’emploie Candide, à petite échelle, dans la métairie. Il offre un refuge à chacun et permet à tous d’exprimer leurs talents.
Voltaire joue visiblement sur le double sens du verbe « cultiver ». Il s’agit non seulement de cultiver la terre, mais aussi de développer ses dons, comme le font les personnages. Le jardin peut aussi renvoyer à notre monde intérieur. Il conviendrait alors de pratiquer la réflexion philosophique, celle-ci pouvant par la suite être mise au service de l’amélioration du monde. Tout au long du livre, Candide a été confronté à différentes situations qui l’ont conduit à « cultiver son jardin » intérieur, c’est-à-dire à apprendre les leçons de la vie et à en retirer un enseignement.
Enfin, on peut noter l’utilisation de « notre » : Voltaire indique par là qu’il est important de commencer par soi avant de vouloir changer le monde.
Conclusion
La conclusion de Candide met en valeur la morale du conte. Elle s’appuie sur l’utopie de la métairie pour proposer un modèle de micro société égalitaire, qui vise au bonheur et à l’épanouissement de l’homme par le travail. Cette proposition apparaît comme révolutionnaire pour le XVIIIe siècle. On comprend que Voltaire ait tout d’abord publié son œuvre sous le pseudonyme de Dr Ralph et ait situé l’action dans une Westphalie largement imaginaire. La particularité de l’écrivain est de se détourner de la seule réflexion philosophique, dont il illustre la vacuité à travers les discours de Pangloss, pour proposer un modèle concret et pratique.