Être Gros-Jean comme devant : définition et origine de l’expression
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Parce qu’elle semble sortie tout droit d’un vieux livre de contes appartenant à nos grands-parents et qu’elle paraît, au premier abord, stigmatiser une partie de la population – rassurez-vous, il n’en est rien –, l’expression « être Gros-Jean comme devant » ne fait plus vraiment partie de notre langage courant.
En outre, sa signification est loin d’être limpide… Mais pas de panique, notre article est là pour ça : nous vous y racontons l’histoire de cette expression. Bonne lecture !
Définition de l’expression « être Gros-Jean comme devant »
La locution verbale « être Gros-Jean comme devant » est quelque peu désuète mais vaut le détour : elle signifie éprouver une désillusion ou encore, pour être plus précis, selon la définition du CNRTL : « avoir conçu de grandes espérances et se retrouver dans la même situation qu’auparavant. »
Cette expression se sert d’une figure de style courante dans la langue française : l’antonomase, qui procède en se servant – dans ce cas précis – d’un nom propre pour en tirer sa qualité (ou son défaut en l’occurrence) essentielle. Le personnage de Gros-Jean (dont nous détaillerons l’origine plus bas), a sa propre définition dans le dictionnaire. En effet, on retrouve ce prénom utilisé en dehors de cette expression pour désigner « un homme du commun, un rustre » (exemple : « Tout à coup un Gros-Jean quelconque interrompit, Raillant le prêtre », Victor Hugo, Toute la lyre, 1885).
Nous savons donc désormais qui est Gros-Jean, mais nous conviendrons que l’expression reste malgré tout obscure : pourquoi « comme devant » ? Pour l’expliquer, il faut aller puiser aux racines de la langue française. Comme si le français n’était déjà pas assez compliqué, il faut aussi que les formes que nous employons aujourd’hui conservent parfois la signification qu’elles revêtaient auparavant. Pour tout un chacun, la préposition (ou adverbe) « devant » désigne ce qui est en face ou du côté antérieur de quelque chose, par opposition à ce qui se trouve derrière (élémentaire). Mais, en ancien français, le terme était employé en lieu et place de l’adverbe « avant ». Ainsi, on dira « devant le jour », pour signifier « avant le jour ».
Dans sa Grammaire élémentaire de l’Ancien français (Armand Colin, 1931), Joseph Anglade explique :
Avant était surtout adverbe dans la langue du moyen âge. Il l’est constamment dans la Chanson de Roland. En moyen français l’usage de avant préposition se développe et triomphe à partir du XVIe siècle. Au XVIIe siècle, ces deux prépositions ne se distinguent pas encore d’une manière précise ; les conjonctions avant que et devant que sont en concurrence, mais, malgré les préférences de Vaugelas pour cette dernière, avant que l’emporte.
Joseph Anglade, Grammaire élémentaire de l’Ancien français
Subtil, n’est-ce pas ? Et tout de suite plus limpide en ce qui concerne la compréhension de cette expression.
Origine de l’expression « être Gros-Jean comme devant ».
Pour une fois, nous connaissons l’origine exacte de l’expression « être Gros-Jean comme devant ». Et, honneur aux littéraires, c’est à Jean de La Fontaine et à sa culture débordante que nous devons cette expression un peu particulière. Dans la fable La Laitière et le Pot au lait (que nous connaissons tous pour l’avoir récitée dans notre enfance), il écrit :
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Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Jean de La Fontaine, La Laitière et le Pot au lait, Fables, 1678
Je suis gros Jean comme devant.
Exprimant ici que la laitière, après s’être imaginée riche et vivant dans l’opulence, se retrouve dépourvue lorsque son pot au lait tombe de sa tête : tous ses rêves s’envolent alors et elle fait face à la désillusion.
Mais une question nous brûle les lèvres : qui est ce fameux Gros-Jean et qu’a-t-il fait pour mériter sa place dans une telle expression ? Il y a ici deux explications.
La première, la plus simple, est que Jean de La Fontaine a simplement associé le prénom Jean (dont nous avons expliqué qu’il désignait quelqu’un de simple) et le terme gros. En effet, nous avons élucidé la question de l’origine du prénom Jean, mais nous pouvons aussi nous demander pourquoi l’adjectif « gros » a été utilisé ? En réalité, l’adjectif ici n’a rien à voir avec une quelconque caractéristique physique de notre bon vieux Jean.
C’est encore la faute de l’ancien français : en effet, le terme « gros », avant de désigner un objet aux larges dimensions ou une personne bien en chair, faisait surtout référence à ce qui est « grossier, rustre et simple » (on dit bien de quelqu’un qu’il est « mal dégrossi » pour parler de sa vulgarité). Ainsi, Jean de la Fontaine estimait que le simple prénom Jean ne suffisait pas à exprimer l’idée de sottise et a décidé d’en rajouter une couche (pardonnez l’expression…).
Une autre origine, plus pointue, est aussi à prendre en compte et nous oblige à remonter jusqu’à Rabelais. En effet, Jean de la Fontaine était un homme de son siècle qui connaissait ses classiques ! De toute évidence, il avait lu Rabelais (Jean de La Fontaine a vécu au XVIIe siècle, soit un siècle après Rabelais, fameux écrivain du XVe siècle) et s’est peut-être inspiré du personnage de « Jan », dont il est fait occurrence dans le Prologue du Quart Livre (1552), au coeur d’une chanson paillarde :
Grand Thibault se voulent coucher
Rabelais, Quart Livre
Avecques sa femme nouvelle,
S’en vint tout bellement cacher
Un gros maillet en la ruelle.
O mon doulx amy (ce dict elle)
Quel maillet vous voy ie empoingner ?
C’est (dist il) pour mieulx vous coingner.
Maillet ? dist elle, il n’y fault nul.
Quand gros Ian me vient besoingner,
Il ne me coingne que du cul. »
Dans cette chanson peu fine, « gros Ian » est considéré comme un rustre, vulgaire et simple. Il est donc possible que Jean de La Fontaine ait repris l’expression toute faite de Rabelais.
Pour aller plus loin : le personnage de « Gros Jean » est assez iconique pour être utilisé dans la littérature via le procédé d’antonomase, comme nous l’avons souligné. On le retrouve aussi dans l’expression aujourd’hui disparue : « Gros-Jean en remontre à son curé » qui, selon le Littré, signifie : « Celui qui ne sait pas reprendre ou corriger celui qui sait ».
Pour aller encore plus loin : il existe plusieurs autres expressions françaises dans le même genre, où le prénom est utilisé selon cette figure de style. Nous trouvons dans cette catégorie, des expressions encore utilisées aujourd’hui comme :
- Un Fesse-mathieu : se dit de quelqu’un qui est avare et refuse de partager ses biens ;
- Une Marie-couche-toi-là : se dit d’une femme facile, débauchée ou aux moeurs très légères ;
- Faire sa Joséphine : se dit de quelqu’un qui fait sa mijaurée, ou qui affecte un air de pudeur ridicule et surjoué ;
- Se faire appeler Arthur : se dit de quelqu’un qui subit des remontrances.
Exemples d’usage de l’expression « être Gros-Jean comme devant »
Je me butai au sot entêtement des gens, (…) aux fins de non-recevoir des chefs de bureaux; et me retrouvai enfin Gros-Jean comme devant.
Courteline, Un client sérieux, Héritier, 1927, p. 148
Ces manières glacées étaient aussi loin des lettres charmantes que je l’imaginais encore il y a quelques jours, m’écrivant pour me dire sa sympathie, qu’est loin de l’enthousiasme de la Chambre et du peuple qu’il s’est représenté en train de soulever par un discours inoubliable, la situation médiocre, obscure, de l’imaginatif qui après avoir ainsi rêvassé tout seul, pour son compte, à haute voix, se retrouve, les acclamations imaginaires une fois apaisées, Gros-Jean comme devant.
Proust, À la recherche du temps perdu
De sorte qu’après l’avoir contemplé pendant un certain temps dans cette posture, l’avoué s’en allait gros Jean comme devant.
Herman Melville, Bartleby le scribe
C’est le cas de le dire les arbres sont rouges, les truites font leur nid dans les buissons les montagnes, obéissant au moindre mot, se mettent en marche. C’est le seul moyen pour ne jamais être Gros-Jean comme devant.
Jean Giono, Les Grands chemins
J’aime mieux marcher dans la boue qu’au milieu de l’indifférence, et mieux rentrer crotté que gros-jean comme devant comme si je n’existais pas pour les terrains que je foule.
Francis Ponge, Pièces
Petite erreur dans cette partie du texte:
Ainsi, Jean de la Fontaine estimait que le simple prénom Jean ne suffisait pas à exprimer l’idée de sottise et à décidé d’en rajouter une couche (pardonnez l’expression…).
Ma lycéenne de fille a suggéré qu'il faudrait que l'on ôtât l'accent grave à "à décidé" pour que la phrase fût correcte :-)
Sincèrement